Mort de Rémi et affrontements : les récupérateurs radicaux sortent du bois

« Notre force ne naîtra pas de la désignation de l’ennemi, mais de l’effort fait pour entrer les uns dans la géographie des autres. »

Comité invisible, A nos amis, octobre 2014, p. 231

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Mathieu Burnel, co-inculpé dans l’affaire de Tarnac, a devisé vendredi 31 octobre en bonne compagnie sur le plateau de Ce soir ou jamais, émission diffusée par un des porte-parole officiel du terrorisme d’Etat, la chaîne France 2. A l’heure où des affrontements se produisent quotidiennement dans plusieurs villes depuis près d’une semaine suite à l’assassinat policier d’un manifestant dans la lutte contre le barrage de Sivens, un début de dialogue entre « un représentant des radicaux » et des représentants du pouvoir a enfin pu s’instaurer. Bienheureux, donc, tous ces citoyens qui continuent de verser scrupuleusement leur obole afin que le service public puisse accomplir son devoir sacré de maintien de l’ordre (dont le dialogue entre dominés et dominants fait entièrement partie) lorsque l’heure se fait plus grave. Car sans représentants, plus de représentés, et sans représentés, bonjour l’anarchie ! Afin d’achalander les étalages du grand supermarché des opinions cathodiques, Mathieu Burnel a donc utilisé en direct ses meilleurs effets de manche pour rivaliser avec Juliette Meadel, secrétaire nationale du PS à la politique industrielle, Corinne Lepage, députée européenne du MoDem, ou encore Pascal Bruckner (philosophe réac).

Sur le thème « L’écologie, nouveau champ de bataille ?« , il a une fois de plus montré aux aveugles les conséquences pratiques des mots « faire croître notre puissance » ou encore « ne pas désigner l’ennemi mais composer avec lui« . Face à des situations potentiellement incontrôlables, le pouvoir a régulièrement besoin d’interlocuteurs, y compris virulents, comme nous le rappelle dans un autre genre le passage à l’ORTF de Daniel Cohn-Bendit le 16 mai 1968 après le début de la grève générale. Et si, comme le remarquait un vieux barbu cher aux autoritaires, l’histoire repasse souvent ses vieux plats sous forme de farce, c’est aussi parce que le pouvoir n’a que les bouffons qu’il mérite. Octobre 2014 n’est évidemment pas mai 1968 (« Fuck may 68, Fight now !« , disait un tag sur les murs d’Athènes en 2009), mais tout le monde n’a pas la lucidité d’attendre un soulèvement avant de se précipiter sur les plateaux télé pour tenter d’en prendre la tête. Sauf si l’insurrection est déjà là, bien sûr !

Parlant comme il se doit au nom de tous et de chacun – « notre génération« , Rémi Fraisse (qui aurait fait partie de « ces gens qui essayent de prendre au sérieux minimalement la question de leur existence« ) ou « les jeunes aujourd’hui » -, le récupérateur de service prétend aujourd’hui incarner cette rage aux mille visages. Après des passages radios et télés avec ses collègues Benjamin Rosoux (le conseiller municipal de Tarnac depuis mars 2014) ou Julien Coupat (ils ont reçu pendant quatre heures dans un appartement neuf journalistes pour être interviewés en novembre 2012), il n’était cette fois pas là pour se défendre des accusations de la police, mais bien pour vendre son parti à propos d’une « insurrection qui est arrivée » !

« L’idée d’utiliser à l’avantage des révolutionnaires les niches médiatiques que le pouvoir leur concède n’est pas seulement illusoire. Elle est franchement dangereuse. Leur seule présence sur les plateaux ne suffit pas à fissurer le carcan de l’idéologie dans la tête des spectateurs. A moins de confondre puissance d’expression et puissance de transformation, et à croire que le sens de ce que l’on exprime, par la parole, par la plume, par l’image etc., est donné a priori, sans avoir à se préoccuper de savoir qui a le pouvoir de le faire. Il y aurait là du contenu qui pourrait exister sous des formes diverses sans en être affecté. Vieille illusion du monde réifié dans lequel les activités apparaissent comme des choses en soi détachées de la société. Mais pas plus que d’autres formes d’expression, la forme subversive du langage est la garante de l’incorruptibilité du sens. Elle n’est pas immunisée contre les dangers de la communication. Il suffit de l’exprimer sur les terrains propres à la domination pour en miner la signification, voire pour l’inverser. »

Le miroir des illusions, Notes de discussions du côté de La Bonne Descente (Paris), 1996

Intervenir dans les médias avec le vieil argument léniniste (à propos du Parlement) de s’en servir comme tribune renforce non seulement la légitimité de ces instruments de la domination, mais cautionne également le jeu démocratique qui pose comme base le dialogue plutôt que l’affrontement. On ne discute pas avec l’ennemi, on le combat est certes un vieil adage issu de l’expérience révolutionnaire, mais il ne concerne que celles et ceux qui ont réellement l’intention de supprimer toute autorité. Pour les autres -à commencer par les politiciens du « mouvement »-, il est par contre certain qu’il faut un jour ou l’autre faire preuve de tact, savoir ménager les uns et les autres en d’improbables « alliances » (1), « composer avec ce qu’il y a là où on se trouve« , c’est-à-dire s’adapter à l’existant plutôt que le subvertir. Accepter les règles du jeu plutôt que de foutre en l’air le jeu lui-même. Cette dynamique qu’on a par exemple vu resurgir ces dernières années en Val Susa, à Valognes ou à Notre-dame-des-Landes, n’est pas nouvelle. On sait depuis longtemps que tous les politiciens ne siègent pas au Parlement mais émergent aussi des luttes, et que la conquête du pouvoir (ou de l’hégémonie) emprunte parfois des chemins de traverse.

Refuser les mécanismes de la politique – dont la récupération et la représentation font entièrement partie – n’est pas qu’une question de cohérence, c’est une des conditions pour réellement expérimenter l’autonomie et l’auto-organisation. Seul le dialogue des révoltés entre eux dans un espace de lutte anti-autoritaire où les mots et leur sens ne sont pas mutilés par les besoins de contrôle et de consensus du pouvoir pourra dépasser la confusion organisée. C’est là, loin de toute représentation, que les idées sans maîtres ni propriétaires qui nous animent pourront alors enfin appartenir à tous ceux qui s’y reconnaissent.

Des ennemis de l’ordre,
31 octobre 2014

Note :
1 On trouve une illustration de cette logique dans Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? (Indy Nantes, 28 octobre), où l’anarchisme et le pacifisme ne sont plus des idées avec des prolongements pratiques, un rapport au monde, mais de bêtes clivages à dépasser pour « savoir faire force » et « aller vers des victoires ». Pour nos petits généraux post-blanquistes en effet, pourquoi s’encombrer d’idées et de cohérence (entre les moyens et la fin par exemple), puisqu’il n’y aurait que des « situations » tactiques qui ne demandent qu’à être gouvernées par leurs misérables petits calculs : « Dimanche soir, on a entendu que Rémi était pacifiste, que les gens qui participaient aux affrontements étaient anarchistes. De telles affirmations sont insupportables. Dire ça, c’est entretenir de vielles divisions et faire le jeu du maintien de l’ordre. La force de mouvements et de luttes comme le No-Tav en Italie, la ZAD de Notre-Dame ou autres, c’est d’avoir su justement regrouper en leur sein des pratiques qui, au lieu de s’opposer, se complètent et peuvent s’associer pour aller vers des victoires sensibles et matérielles. L’intelligence de la lutte, c’est de transformer ce qui apparaît trop souvent comme clivages et divergences rigides en tensions questionables et requestionnables permettant de grandir ensemble. Savoir faire force de la multitude des pratiques. »
On retrouve bien sûr la même proposition dans A nos amis du « Comité invisible » (p149) à propos de la lutte contre le TAV en Italie : « … en ayant recours tantôt au sabotage tantôt aux maires de la vallée, en associant des anarchistes et des mémés catholiques, voilà une lutte qui a au moins ceci de révolutionnaire qu’elle a su jusqu’ici désactiver le couple infernal du pacifisme et du radicalisme« .

Publié sur brèves du désordre, 1er novembre 2014