[Publication] L’ennemi et ses environs

Pierleone Porcu / tiré de : “L’Esplosione – foglio anarco-nichilista di corrispondenze sovversivo-insurrezionali”, Gennaio 2001, Anno 0, n° 0. [Traduit par Attaque]

Le fait de persévérer n’est ni facile ni confortable, quand cela signifie savoir, face à soi-même, qu’il faut résister chaque jour aux petites satisfactions alléchantes d’une vie confortable et sans soucis.
La lutte est âpre, dure, ouverte, violente, procure douleur et endurcit les cœurs. Souvent, il n’y a rien d’agréable ni de satisfaisant, sauf le fait de savoir, face à soi-même, que par ce chemin passe son auto-libération, individuelle et collective.
Nous ne devons jamais oublier qu’à chaque fois que nous cherchons le compromis, la médiation, en échange d’un peu de trêve, nous nous trompons, nous nous rapprochons de l’ennemi que nous combattons, jusqu’à devenir un utile soutien de celui-ci, semblables finalement à ces forces qui, chaque jour, le soutiennent.
En tant que révolutionnaires anarchistes, nous maintenons toujours qu’il n’y a pas d’autre solution à la question sociale que celle qui passe par le chemin de la destruction de toutes les institutions existantes ; cependant, au-delà des vagues promesses théoriques, les compagnons qui vont concrétiser cela dans l’action sont très peu nombreux.

Nous sommes tous d’accord sur le fait qu’on ne vit pas seulement de bavardages, ni de gentilles et bienveillantes affectivités idéologiques qui nous font sentir « tous frères », mais ce qui est fait dans la pratique est peu.
Bon nombre de compagnons tendent à éloigner de soi les risques et les dangers que la lutte comporte, quand elle est lutte et n’est pas réduite à des spectacles symboliques joués dans les rues.
Il y a, lors des mouvements sociaux, une vocation à coopérer, à participer, pour ne pas se sentir en-dehors, avec toutes ces forces démocratiques dont nous connaissons bien la collaboration, avec leur action anesthésiante, œuvrant au désarmement et au freinage des élans de révolte, à l’atténuation de tout besoin de vengeance, à garder dans l’apathie, dans la somnolence, les masses prolétarisées. De cette façon, au lieu de radicaliser le conflit social entre patrons et esclaves, nous finissons pour nous retrouver dans cette bouillie de forces politiques et démocratiques qui visent à le résoudre sur le terrain d’une collaboration de classe participative et aliénante. Cela est dangereux et mortel pour la cause révolutionnaire que nous disons soutenir.
Ce qui fait bondir et enrager en ce moment, c’est que nous n’arrivons pas à donner une réponse claire et précise à ces sinistres raclures de marchands de chair prolétarienne, aux sales bouffons de cour du pouvoir, aux mutilateurs de toute tension révolutionnaire, aux myopes de la question sociale, aux pleureuses religieuses ou laïques de la non-violence.
Cela aussi parce que nous continuons à vivre de fausses promesses faites à nous-mêmes, cachant par-ci par-là nos défauts, fuyant nos contradictions, jusqu’à adhérer à des entreprises qui ne dérangent point l’ordre établi et la terrifiante paix sociale qui participe à maintenir cet ordre social.
Quand tout ce qu’on fait apparaît comme un rayon hygiénique qui stérilise de manière préventive toute germe de révolte, tout devient acceptable, même la merde. Cela en échange d’une tranquillité misérable et mesquine obtenue par la domestication sociale.
Dans une société où tout le monde s’affaire à justifier ses faiblesses, où ce qui prévaut est le nivellement vers le bas, où dominent la médiocrité et la misère, les consciences sont flexibles et malléables pour chaque nécessité ; tout cela est le produit du système démocratique.
Au sein de notre mouvement, beaucoup de ceux qui se disent anarchistes ne sont pas animés par un besoin intime de révolte, mais par un désir mal dissimulé d’émerger, de posséder une « image attirante », tel une image alternative aux modèles dominants chez la masse des endormis qui nous entoure.  
Ceux-ci se laissent aller sur le terrain des petites satisfactions, acceptent passivement tous les compromis pour se tenir à l’abri de tout risque de conflit, amenant avec eux le suicide de toute tension radicale vers la révolte, portant un masque « humain » fait de conventions hypocrites et de justifications misérables, ce qui cache la fragilité- qu’ils ne veulent même pas reconnaître d’avoir accepté la tyrannie de la faiblesse, de l’abjection.
Affligés par la paranoïa répressive, il maintiennent, avec des arguments tordus et fumeux, qu’au final il ne faut rien faire, sauf ce qui est permis par le système, devenant ainsi ouvertement des partisans de la pacification sociale contre la révolte.
Pourquoi ne disent-ils pas ouvertement qu’ils ont peur de la lutte, qu’ils ne savent pas dire non à leur faiblesses, que le risque de se libérer de toute tutelle les effraye ? Évidemment, ils préfèrent vivre comme des animaux apprivoisés, plutôt que jouer leur propre vie pour gagner la liberté. Je le comprendrais s’ils disaient ouvertement qu’ils aiment le confort, la vie facile et couverte de velours, qu’ils n’ont pas le courage de répondre aux vexations et aux brimades auxquels nous sommes soumis tous les jours.
Tout cela est humain, et on sait bien que « l’on ne peut pas se donner le courage ». Pourquoi se cacher derrière tant d’hypocrisies ?
Beaucoup d’entre eux vivent agrippés avec ténacité aux nombreux petits privilèges misérables dus à leur position sociale, pour laquelle ils appliquent avec soin des rôles de dirigeants sur leurs propres lieux de travail. De cette façon ils « jouent » à taire tout ce qui pourrait ruiner l’esthétique de leur monde doré et confortable, où ils restent bien terrés, donnant une image apprivoisée de la réalité qui est tout à fait en adéquation avec les projets actuels de domination du capital et de l’État.
Ce n’est pas un hasard si, au sein du mouvement [révolutionnaire au sens large ; NdT] ceux-ci s’opposent à l’affrontement dur porté par ceux qui veulent se révolter contre cet état des choses, et ils essayent de les décourager à prendre la route de l’insurrection pour les amener à adopter leur méthodes de lutte inoffensives et désarmées, telles que l’utilisation des rues comme scènes de théâtre, où ils représentent des spectacles symboliques qui servent seulement à donner une image de soi rangée, valorisante et compatible avec l’allure du spectacle d’ensemble produit par les chaînes de télévision.
Par ailleurs, il y a ceux qui, depuis fort longtemps, se laissent porter comme des zombies, par inertie, dans le circuit fermé de la « militance-témoignage », qui, pareil à un hobby, consiste à ouvrir un local et y rester dans l’attente d’un quelconque événement mythique comme « le réveil de l’initiative de masse », ou bien, dans le meilleur des cas, à diffuser des journaux dans des « centres sociaux », dans des squats et lors des manifestations, pour finir ensuite leur journée au cinéma ou dans quelques lieux « alternatifs », gérés par d’anciens compagnons, rescapés de ’68 ou de ’77 et alentours. De cette façon, avec l’administration-gestion de l’existant, leur action s’épuise, telle une répétition vide de ce qui s’est passé et ne reviendra plus jamais sous cette forme. L’accentuation de la précarité sociale, l’aggravation générale de l’état des choses, toujours plus invivable, produit des luttes pour la défense de son statu quo et visant à la simple survie. Toujours plus enfermés dans ces lieux de la résistance et de la conservation de sa misère quotidienne, le lieu physique devient une dimension et un uniforme mentale.
On ne critique plus ce qu’on fait à partir de la volonté de radicaliser le conflit social, de la volonté de donner une plus grande force à l’action révolutionnaire, mais tout est critiqué à partir de ces traits caractériels qui sont l’expression de ses propres peurs et l’attachement à ses habitudes invétérées. On vise surtout à ne pas mettre en doute la façon dont on mène des initiatives [publiques ; NdT], car en agissant ainsi on risquerait de perdre la petite place occupée au sein du Mouvement.
L’illégalisme, autrement dit le fait de bouger en dehors de la Loi, est exorcisé et réprimé, d’abord par les organismes policiers et judiciaires de l’État, puis par les fantômes qui hantent l’esprit de certains compagnons.
Le destin du projet insurrectionnel anarchiste parait aujourd’hui se jouer dans une complaisante adhésion à une série d’événements présentés comme un spectacle de répression très fort, processus dans lequel le Pouvoir peut compter sur cette partie des compagnons qui veulent avec toutes leur forces s’éloigner des fantômes si dangereux de la possible guerre sociale.
Aujourd’hui, tout l’intérêt des compagnons est régulièrement dévié, de façon toujours plus totalisante, sur les seuls aspects spectaculaires et commercialisables, tel le spectacle d’une solidarité amputée des conflits sociaux, cela avec la collaboration aussi des compagnons qui ne partagent pas cette approche. Dans ce type d’entreprise, il n’y a rien davantage que toute autre chose qui devrait nous intéresser : les modalités d’une propagande anarchiste révolutionnaire visant à développer une action insurrectionnelle.
Si nous sommes restés nous-mêmes, entêtés plus que jamais, à lutter et à maintenir, au-delà de toute répression et criminalisation et contre tout compromis, ce que nous avons mené sur le plan révolutionnaire avec clarté et conscience, pourquoi il faudrait maintenant abandonner ce chemin ? S’il subsiste une théorie et une pratique révolutionnaires dignes de ce nom, c’est bien l’anarchisme révolutionnaire. S’il existe un esprit de révolte de l’individu, un désir de subversion pour aller vers la libération totale de l’individu et de la société, cela est ce que nous maintenons et menons depuis toujours.
Nous n’avons pas besoin de nous refaire un maquillage, pas plus que nous n’avons besoin de renier quoi que ce soit de notre passé ; s’il y a quelque chose dont nous pouvons nous reprocher, c’est l’insuffisance que nous avons montré lorsque nous nous sommes allongés.
Aujourd’hui, nous devons tout approfondir, mais pour pouvoir faire mieux que ce que l’on a pu faire jusqu’ici, toujours sur le chemin ouvert et violent de la révolte « explosive » et du conflit social armé contre l’État, le capital, l’Église et tous leurs nombreux représentants et serviteurs.
Non, nous ne fermons pas les yeux devant la réalité, ne nous étonnons pas ni ne nous laissons affabuler par les histoires à dormir debout du « Liber Asinorum »1, à tel point que nous n’arrivons plus à voir qui est l’ennemi (et ses environs) et ce qu’il est en train de faire pour devenir plus alléchant, participatif et acceptable.
Ça ne nous intéresse pas les « soupes réchauffées » de la critique-critique, ni les dévots répétiteurs de formules retentissantes, mais vagues et peut-être vides, ni parmi les grands héros funestes et superflus, ni parmi les êtres contemplatifs et les rabâcheurs de la théorie « insurrectionnaliste ». Nous n’avons pas confiance dans les bavardages, et les batailles de papier ne nous intéressent pas, nous voulons nous confronter uniquement sur le terrain de l’action et pour cela nous réfléchissons, car sur celui-ci subsistent nos problèmes réels, qui se rapportent à l’ici et maintenant de l’action révolutionnaire anarchiste au sein des conflits sociaux en cours.
Nous n’agissons pas seulement pour détruire le système social existant, mais aussi pour nous opposer à ceux qui, au sein des luttes en cours, cherchent à créer de nouvelles autorités et de nouvelles formes de coercition sociale à la place de celles qui sont détruites.
Nous agissons pour réveiller la révolte contre les chefs qui commandent, contre le troupeau qui obéit, pour affirmer la libre autonomie individuelle, responsable seulement devant sa propre conscience, [pour affirmer ; NdT] le respect de la souveraineté de l’individu face à la stupide et faible concorde de moutons des masses, toujours soumises aux ordres de vieux et nouveaux chefs.
L’anarchie qu’incendie nos cerveaux et enflamme nos cœurs est une source intarissable d’agitation révolutionnaire enthousiaste, qui nous amène, en iconoclastes, à vouloir abattre toutes les divinités du ciel et de la terre qui crèchent dans la mentalité humaine conservatrice et statique.
Nous sommes de parfaits nihilistes et individualistes car nous sommes anarchistes et nous sommes anarchistes car nous aimons la liberté et l’acratie solidaire entre les humains. Nous serons et resterons peut-être incompris et nous serons peut-être maudits, calomniés, raillés ; cependant nous aurons la fierté et la joie sereine, raisonnée, convaincue, consciente, d’avoir ainsi toujours tout donné pour ce qui fait d’un être humain un être humain, c’est-à-dire vivre dans l’horizontalité de la vie sur le chemin des hommes libres.


NdT: 1 Peut-être une référence à A.M. Bonanno, Liber asinorum.