Rojava
Bonjour, voici quelques commentaires critiques sur la nature révolutionnaire du processus qui se déroule au Rojava, mais aussi sur les campagnes de solidarité qui me semblent inconditionnelles.
D’aucuns diront certainement que je suis « anti-Rojava » ou que je ne fais que nier l’existence d’une « Révolution au Rojava ». Loin s’en faut, je ne suis pas plus « anti-Rojava » que je suis effectivement anti-France ou anti-USA ou anti-tout-autre-Etat-Nation. Quant à la « Révolution au Rojava », j’en suis évidemment un éminent supporter tout comme pour la révolution au Moyen-Orient et partout ailleurs dans le monde. Je suis pour une révolution sociale mondiale, donc anticapitaliste, qui abolira la propriété privée, l’Etat, les classes sociales, les religions, etc.
Mon seul questionnement est le suivant : ce que d’aucuns appellent la « Révolution au Rojava » est-elle bien une révolution sociale ou, mieux dit, s’inscrit-elle bien dans une dynamique de destruction de l’ordre social présent (c’est-à-dire capitaliste) ? Ou au contraire ne s’agirait-il pas plutôt d’un processus d’instrumentalisation et d’encadrement par des institutions sociale-démocrates (donc bourgeoises), sous couvert de « libération sociale », d’un mouvement authentique de révolte contre la misère et la répression étatique, afin de mieux justifier leurs « luttes de libération nationale » ?
SECTION 1
J’ai toujours eu la naïveté de croire « les anarchistes » lorsqu’ils déclarent allègrement dégueuler « le travail, la justice et l’armée ». Or d’importants secteurs de « l’anarchisme » (officiel et même moins officiel) se déclarent être les farouches partisans de la « Révolution au Rojava », qui serait une « véritable révolution » selon « l’éminent » intellectuel David Graeber. Celle-ci est animée et dirigée par une série d’institutions comme par exemple des « assemblées populaires », des « cantons », des « communes », des « municipalités » qui globalement et fondamentalement n’empêchent pas (et n’ont historiquement en soi jamais empêché) la reproduction des mêmes rapports sociaux que ceux qui dominent à l’échelle de la planète.
En effet, l’exploitation au travail est effectivement réalisée au Rojava par le biais de « l’économie sociale » et de ses « coopératives » où le (la) prolétaire est toujours aussi solidement rivé(e) à « son » outil de travail, à « sa » machine, à « son » lieu de travail, aux exigences de rentabilité de « son » économie locale, cantonale et « libertaire », bref à « son » exploitation qui par la magie des mots parviendrait à « s’humaniser ». C’est toujours au nom du « réalisme » et du refus des critiques caricaturées comme étant « ultragauchistes » que le travail règne en maître absolu sur la région ; travail évidemment salarié, même si l’approvisionnement en papier monnaie, en étrons monétaires ou encore en valeurs sonnantes et trébuchantes n’est pas toujours assuré pleinement pour cause de guerre.
« Les anarchistes » ont toujours déclaré leur haine de l’Etat et de la Nation… Pourtant le Rojava dispose de toutes les caractéristiques d’un Etat, ou pour le moment d’un « proto »-Etat, puisqu’il y a bien des cours de justice, une « Constitution » (appelée « Contrat Social »), une armée (ainsi que des milices YPG/YPJ de plus en plus militarisées), une police (les Asayish) qui fait régner l’ordre social interne (avec également ses « unités spéciales antiterroristes » dont les Rambo n’ont rien à envier à leurs collègues assassins de corps équivalents comme les « SWAT » aux Etats-Unis d’Amérique, les « Spetsnaz » en Russie, les « GIPN » et « GIGN » en France, etc.). Quant à la nation, est-il bien nécessaire de rappeler le fondement nationaliste du « mouvement de libération kurde » ?
« Les anarchistes » ont toujours exprimé leur mépris envers le gouvernement, le parlementarisme et les élections… Mais le Rojava est dirigé par une infinité de parlements, qu’ils s’appellent « assemblées populaires », « conseils », « communes » ou « municipalités » importe peu si leur contenu pratique consiste toujours à gérer (encore une fois, à un niveau « plus humain » peut-être) le rapport social dominant au niveau planétaire (c’est-à-dire le capitalisme, même s’il est repeint en rouge ou en rouge et noir). Toutes ces structures s’organisent au niveau local d’une rue, d’un quartier, d’un village, d’une ville, d’une région et participent toutes du principe électoral. Enfin, au niveau supérieur décisionnel, les « cantons » possèdent leurs propres gouvernements ainsi que leurs ministères et les ministres y afférents dont par exemple « Monsieur le Premier Ministre du Canton de Cizere » n’est personne d’autre que le capitaliste le plus riche de Syrie avant le déclenchement du processus de lutte en mars 2011.
« Les anarchistes » prétendent être allergiques à tout concept de « parti » qu’ils réduisent aux partis politiques bourgeois, qu’ils se présentent aux élections ou non, voire même aux partis bolcheviks et léninistes. Mais soudainement, il y a des partis politiques qui comblent de joie ces mêmes « anarchistes » : il s’agit du PKK (« Parti des Travailleurs du Kurdistan ») en Turquie et du PYD (« Parti de l’Union Démocratique ») en Syrie. Ces partis, et encore plus le PYD que le PKK, développent une politique diplomatique tout ce qu’il y a de plus classiquement bourgeois, allant jusqu’à ouvrir des « bureaux » (des ambassades en quelque sorte) à Moscou et à Prague. Le PYD est même allé, lors d’une grande tournée européenne l’année dernière, jusqu’à « faire le tapin » au Palais de l’Elysée en février 2015, où certains de ses représentants les plus illustres ont été reçus par « Monsieur le Président » François Hollande en personne.
Mais enfin bref, je pourrais ainsi écrire des pages entières sur toutes ces élucubrations, ce qui importe le plus aujourd’hui, c’est que les masques tombent et que le visage hideux de cette « véritable révolution », dirigée et encadrée par une puissante machine de propagande, qui combine le « municipalisme libertaire », le marxisme-léninisme et le « national-libérationnisme », apparaisse enfin au grand jour. Je veux parler ici bien sûr des éternelles et inévitables alliances tactiques ou stratégiques qui caractérisent toutes les forces bourgeoises dans l’histoire et dans le monde.
SECTION 2
C’est fou comme les milieux gauchistes (« marxistes » et « anarchistes » confondus), qui soutiennent ad nauseam une « Révolution au Rojava », sont plutôt gênés aux entournures de voir leurs chouchous du PKK/PYD et leurs milices armées des YPG/YPJ collaborer directement avec les USA et maintenant la Russie, sans compter les offensives militaires dans la région d’Alep menées en étroite coopération avec l’armée syrienne (vous savez, cette armée dirigée par Bachar el-Assad, dit « le boucher de Damas » !!!). Eh oui, ça fait mal d’entendre çà, alors on préfère se boucher les oreilles et fermer les yeux.
Que crèvent tous les Etats capitalistes : que crève l’Etat turc avec sa répression féroce contre les populations insurgées du sud-est du pays et ailleurs, que crève l’Etat syrien et ses massacres, que crèvent les Etats des USA, de l’UE, des monarchies du Golfe, de la Russie et de l’Iran, et que crèvent aussi tous les Etats « progressistes » et gauchistes : Cuba, Venezuela, Bolivie ainsi que les « proto »-Etats comme le Rojava et Daech…
Tous ces Etats, tous les Etats s’entendent copains comme cochons avec plus ou moins de bonheur selon les circonstances géostratégiques et la défense de leurs intérêts nationaux et nationalistes particuliers, ils s’entendent sur le dos de la piétaille, c’est-à-dire nous tous, les exploités, les prolétaires, les véritables révolutionnaires.
Il ne faut pas s’étonner ou s’offusquer de ce que le PKK/PYD, les YPG/YPJ annoncent aujourd’hui ouvertement leur collaboration avec les USA, la Russie ou la Syrie. Hier ils ont collaboré déjà avec le Hezbollah, le régime syrien d’Assad-père : Ocalan et toute la direction du PKK avaient leurs quartiers à Damas avant que les alliances ne soient renversées vers 1998 !!! De la même façon, le PKK a signé des accords de paix avec la Turquie en 2013 (au moment de la révolte du parc de Gezi, au moment où il aurait été plus nécessaire d’emmerder les forces répressives turques, merci « camarades » du PKK pour votre solidarité de classe !), accords qui ont tenu jusqu’en 2015, non pas parce qu’ils auraient finalement été dénoncés par le PKK (soi-disant antiétatique) mais parce que ceux-ci ne correspondaient plus aux nécessités impérialistes turques…
Tout cela rappelle l’épisode des accords Molotov/Ribbentrop en août 1939 : l’Etat le plus fasciste du monde et le plus ouvertement anticommuniste (l’Allemagne nazie) signe un accord de paix avec le pays le plus antifasciste du monde et qui avait repeint sa façade à la couleur rouge du « communisme » (l’URSS stalinienne). Et devinez un peu qui a finalement rompu ces accords « contre nature » ? Les antifascistes ? Pas du tout ! Ce sont les fascistes qui ont attaqué en juin 1941 et qui par ce fait ont finalement libéré la « conscience » de tous ces pauvres « communistes » empêtrés dans leurs contradictions idéologiques…
AD NAUSEAM !!!
SECTION 3
Précisons enfin qu’il semble totalement invraisemblable que des organisations (PKK/PYD) qui se revendiquent d’une idéologie soi-disant antiétatique (le « confédéralisme démocratique ») puissent ainsi aussi allègrement signer des accords de paix (et s’en revendiquer) avec un Etat (la Turquie) que parallèlement ils dénoncent comme le pire oppresseur du « peuple kurde » et de son « droit à se constituer en nation ». Qui plus est, le « confédéralisme démocratique », même s’il prétend ne pas vouloir constituer un nouvel Etat, n’a fondamentalement rien d’antiétatique mais repose au contraire sur deux fondements éminemment étatiques : 1° la revendication de l’autonomie administrative de la zone de peuplement kurde au sein même de l’Etat dont il fait partie, ce qui signifie concrètement la reconnaissance de cet Etat (exemple : l’autonomie du Rojava au sein de la Syrie) ; 2° le regroupement des quatre entités autonomes kurdes (situées en Syrie, Turquie, Iraq et Iran) dans le cadre de ce qu’il faudra bien in fine appeler un Etat, une Nation…
AD NAUSEAM !!! (bis)
[Publié sur indymedia grenoble, 23 mars 2016]