Collectif ‘Mauvaise Troupe’, Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21ème siècle, Edition de l’Eclat (Paris), mai 2014, 704 pages.
Il semblera peut-être étrange à certains de pouvoir critiquer près de 700 pages grand format en seulement quelques lignes. Et pourtant, malgré la consternation procurée par des récits qui, les uns après les autres, finissent plus par accumuler un sentiment de conciliation avec l’existant que de rage, nul besoin d’abattre quelques arbres supplémentaires pour tirer deux-trois enseignements de ces « trajectoires révolutionnaires ».
Un mois avant la parution de ce livre, on pouvait lire sur des sites du mouvement que la mairie de Dijon (du pas encore ministre socialiste du Travail) avait voté dans son budget l’allocation d’une somme de 1,6 millions d’euros pour réhabiliter un bâtiment qui sera offert en gestion à un collectif d’anciens squatters. Passer en quinze années d’une occupation illégale d’un lieu à sa légalisation par contrat, avant de finalement déménager dans l’espace culturel ripoliné des ambitions municipales, voilà un exemple assez banal de collaboration avec le pouvoir et de l’absorption qui s’en suit. Mais pour nos saltimbanques du verbiage, il ne s’agirait surtout pas de confondre cette intégration politique avec leur « pari tactique » lié au fait que le mouvement aurait « besoin de « vitrines » ». Grâce à cet ouvrage, on pourra donc hisser fièrement le drapeau du réalisme politique en guise de parcours radical, face aux tenant d’un « inatteignable idéal de pureté » qui ont encore à coeur de lutter contre l’Etat et de briser toutes les vitrines, face à ces partisans « d’objectifs maximalistes » qui ne font que produire « un certain sentiment d’impuissance ». Grâce à cet ouvrage, on pourra aussi découvrir comment la novlangue de ce début de 21ème siècle transforme une négociation entre bureaucrates des deux côtés de la barricade en création de « rapports de force » qui permettent de se maintenir du « côté tranchant ». Grâce à cet ouvrage, on apprendra que pour tenter d’éviter les insultes comme « bouffer à tous les râteliers », mieux vaut oeuvrer à la « constitution de réseaux… [avec des] avocats, artisans, journalistes, architectes, maraîchers, fils et filles de flics et de politiciens, militants associatifs et syndicalistes, mécanos et métallos, filous et gitans ou fonctionnaires complices »!
Certes, pour contrebalancer un peu l’égout de la politique qui traverse tout le livre, le « collectif d’écriture d’une douzaine de membres » a bien lancé quelques incursions en dehors d’îlots alternatifs (squats, jardins potagers ou autres cultivateurs/éleveurs ruraux) présentés comme des luttes subversives, en allant aussi s’aventurer un peu plus loin que son panel de militants post-gauchistes (composés de soutiens aux inculpés de Tarnac, de CQFD ou de Luther Blisset/Wu Ming). Mais là encore, leur constat est sans appel: l’issue à la question révolutionnaire ne réside pas dans la rupture préalable avec l’existant – ses institutions, ses hommes et ses mécanismes -, mais dans la construction quantitative d’un contre-pouvoir qui dialogue avec une domination qu’il prétend combattre (le collectif Mauvaise Troupe n’a pas résisté deux mois avant de rédiger un article pour Le Monde, hors-série Génération Rebelle, juillet 2014). Ainsi, même le texte d’un groupe de « casseurs » (« Le marteau sans maître ») finit par nous expliquer qu’après « la fièvre nihiliste » vient le temps où il faut savoir « ménager des moments de compromis » avec les citoyennistes et les démocrates, « enlever la cagoule pour composer avec d’autres ». cesser « la recherche du point d’affrontement le plus haut ». Un autre texte, celui d’une fille qui cultive les « illégalismes jubilatoires » depuis le mouvement lycéen de 2005 (« Mots d’absence »), nous explique pour sa part que son auteure a « pour seule ligne de conduite une éthique fluctuant selon les nécessités ». Un peu comme un reflet de ce monde de bourges, en somme.
Ce pavé aux angles limés, dont le titre initial Vivre et lutter reflétait de façon moins grandiloquente des cheminements pratiques qu’on peinerait ici à qualifier de « trajectoires révolutionnaires », est finalement assez symptomatique de l’évolution d’une frange du mouvement radical. Que cette dernière ait pris son élan lors des contre-sommets de l’altermondialisme ou au cours des émeutes du CPE, son printemps anti-autoritaire et « autonome vis-à-vis des pouvoirs institués » n’aura duré qu’une courte saison, avant de plonger dans les échappatoires offertes par le système capitaliste ou de revêtir prestement la veste rapiécée de la politique et de ses travers. Le tout, en maintenant bien sûr encore pour un temps un radicalisme imagé dont ce livre n’est qu’une distorsion, mélange confus de démocratisme radical, de mouvementisme pragmatique, d’intellectualisme universitaire (comme cette présentation du bouquin le 4 juin dernier par ses auteurs à Montpellier, « animée par Pascal Nicolas-Le-Strat, maître de conférence en sociologie ») et de références autoritaires quant aux moyens à employer. Car si le mélange écoeurant qui relie constamment toutes ces constellations est souvent « cacophonique » (et on vous épargne ici le chapitre sur la fête ou sur les « espaces de luttes ouverts à travers internet »), il vomit en revanche un choeur unanime de raisonnements à base d’alliances, de composition, de victoire, de tactique ou de force. Mais lorsqu’on choisit de suivre la voie ouverte par d’autres apprentis politiciens de ce « jeune 21ème siècle » en commercialisant à son tour ses idées chez un éditeur de gôche tout en prônant par ailleurs l’autonomie, et qui plus est chez un éditeur dont le titre suivant – dans la même collection d’ailleurs – est le recueil de cinq textes d’un féroce révolutionnaire parvenu au pouvoir comme on sait (Lénine, Mieux vaut moins mais mieux et autres textes de 1923), plus rien n’étonne…
En ce siècle comme aux précédents, il faudra beaucoup, beaucoup de troupes pour que soient satisfaites les ambitions consternantes de leurs auteurs. Mais il suffira de quelques individus insoumis pour qu’elles soient ruinées. A jamais.
Publié dans la revue ‘Subversions’ n°4 (octobre 2014), p. 36